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21/03/2013

Bernard Thibault: la CGT locomotive du syndicalisme

Après quatorze années passées à la tête de la CGT, Bernard Thibault s’apprête à passer le flambeau à Thierry Lepaon jeudi. Occasion de revenir sur le parcours d’un cheminot qui a pris très tôt le train des responsabilités et a su, à petite ou grande vitesse selon les défis, conforter la place dominante de la CGT dans le paysage syndical.  

C’est l’histoire d’un gamin de Paris que rien ne prédestine à occuper un jour la plus haute fonction de la CGT. De la capitale à la banlieue, le jeuneBernard Thibault pousse dans une cité de Seine-Saint-Denis, aime le sport, la mobylette, les copains, se sait déjà timide, « plus suiveur que meneur », raconte-t-il en 2005 dans Ma voix ouvrière.

Et pourtant, sa rencontre avec la CGT l’a conduit à forcer son tempérament. L’adolescent développe tôt un sens aigu de l’injustice que le syndicat sait attraper et développer. Au point de le porter à son plus haut niveau en l’élisant secrétaire général de la confédération en 1999. Baigné par la famille cheminote, il a presque tout appris de la CGT, à lutter bien sûr, à se dévouer aux autres, à négocier petites et grandes revendications, mais aussi à se cultiver, à se forger une conscience politique, à se confronter aux élites, et surtout, écrit-il en 2002 en avant-propos du petit ouvrage Qu’est-ce que la CGT ? (2), à « prendre la parole pour la donner à ceux que l’on n’écoute pas ou si peu ». De l’avis de toutes celles et tous ceux qui l’ont fréquenté durant ses quatorze années à la tête de la CGT, c’est ce qu’il sait le mieux faire.

Limites objectives

Il a pourtant longtemps refusé quand Louis Viannet, secrétaire général de 1992 à 1999, fait connaître son désir de lui laisser la place. Une erreur d’aiguillage que masque l’aura de la victoire sur le plan Juppé, pense le cheminot. « J’avais conscience du décalage entre mes compétences, mes limites objectives et un tel défi ! » confie-t-il dans Ma voix ouvrière. Mais il finit par dire « oui », cédant « sous la pression », y compris celle de Maryse Dumas, elle-même pressentie pour le poste. Bernard Thibault a tout juste quarante ans, mais déjà vingt années de bagage syndical derrière lui. « C’est un homme doté d’une éthique morale très puissante, qui s’impose à lui-même ce qu’il attend des autres », témoigne Christian Dellacherie, sa « plume » jusqu’en 2006. Très peu de « je », beaucoup de « nous », Bernard Thibault fuit la lumière, pense que la personne doit s’effacer derrière l’organisation. Une ligne de conduite qu’il n’a pas besoin de s’imposer. Il est fait de ce bois-là.

Issu d’une famille modeste, il s’engage tôt dans la vie active et commence, à seize ans, son apprentissage de mécanique générale à la SNCF. Dans l’atelier de Noisy-le-Sec, la CGT est omniprésente. Il la rejoint en 1977, après avoir obtenu son premier poste. Le jeune militant sait convaincre, il est de la trempe de ceux qui ne lâchent pas facilement l’affaire quand il s’agit de réparer une injustice. Malgré un culte de la discrétion hautement développé, il est rattrapé par le train fou des responsabilités. À vingt-quatre ans seulement, il devient secrétaire du syndicat de son dépôt. La gauche est au pouvoir? La CGT accompagne, quitte à se faire reprocher son manque d’indépendance. Le retour de la droite aux affaires en 1986 amène Jacques Chirac, premier ministre, à instaurer une rémunération au mérite pour les agents de conduite. L’étincelle allume la mèche. Les cheminots se mettent en grève. Le mouvement part sans la CGT, s’affirme à travers les coordinations. La grève est victorieuse mais elle laisse un goût amer. Elle sert de leçon. Bernard Thibault, qui se dit « plus jamais ça », intègre le bureau fédéral et décide d’adhérer au Parti communiste. En fait, l’épisode formalise une idée qui ne le quittera plus : si le syndicalisme a pour fonction de défendre les intérêts des salariés, il doit agir au plus près d’eux, élaborer les revendications avec eux, ne jamais décider sans eux de la conduite des luttes et viser la gagne.

"Meneur" de toute la CGT en 1995

L’automne 1995 donne aux cheminots l’occasion de tester en grand cette vision du syndicalisme. Bernard Thibault est devenu secrétaire général de la fédération depuis deux ans. La démarche amène la victoire contre le plan Juppé et propulse cette grande silhouette au regard bleu acier sur la scène publique. Présenté partout comme l’homme du changement, il jouit d’une popularité certaine et incarne la « CGT moderne ». Ce qui le mènera tout droit à endosser le costume de « meneur » de toute la CGT. En fait, le motard qu’il est trace tout de suite sa route, dans la continuité de la démarche d’ouverture impulsée par Louis Viannet. Il appelle la CGT à se « rapprocher du terrain », à ne pas se contenter de « dénoncer », à travailler en faveur de l’unité syndicale, et met sur les rails ce qui devient la ligne de conduite du syndicat : « contester, mobiliser, proposer, négocier ». En tant que locomotive du syndicat pendant quatorze ans, il est resté fidèle à ces objectifs.

« Il est responsable de ce que la CGT a fait de mieux ces quinze dernières années », confie Maryse Dumas, qui fut longtemps membre du bureau confédéral à ses côtés, car il est doté d’une réelle « capacité à comprendre sur quoi le syndicat doit bouger », et de citer, pêle-mêle, l’importance de l’unité syndicale, les relations avec les partis politiques, la démocratie sociale, mais aussi l’évolution du travail, sa précarisation. Soucieux de rassembler le plus grand nombre quitte à prendre le temps de convaincre, il sait aussi donner les coups d’accélérateur. Dès son premier mandat, il mène le chantier de la clarification des relations partis-syndicats à un train d’enfer. À l’occasion d’une rencontre avec Robert Hue, alors secrétaire national du PCF en 2001, la CGT couche noir sur blanc les termes de son émancipation: indépendante de tout parti politique, mais pas neutre.

Si l’acquis est incontestable, la formule est diversement interprétée selon les situations politiques. Elle vaudra à Bernard Thibault d’affronter une première crise en 2005, au moment du référendum sur le traité constitutionnel européen. Lors d’un comité national confédéral au comble de la tension, il plaide pour ne pas exprimer d’intention de vote. Sa position est minoritaire. La CGT appelle à voter « non ». En 2012, au contraire, Bernard Thibault prend la tête de la campagne contre la réélection de Nicolas Sarkozy, allant jusqu’à dire son intention personnelle de voter François Hollande au second tour.

Il a fallu par contre attendre le cours du troisième mandat pour voir aboutir la réforme de la représentativité syndicale. La CGT et la CFDT ont mené bataille commune et gagné une évolution des règles basées sur les résultats électoraux des syndicats. Le nouveau paysage syndical sera connu quelques jours après le congrès, le 29 mars. Enfin, le routard globe-trotter, qui enfourche chaque été sa moto pour faire la route, n’a eu de cesse de chercher à convaincre de l’absolue nécessité d’investir le terrain européen, au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES) (lire notre édition du 14 mars), et mondial avec une contribution essentielle à la création de la Confédération syndicale internationale en 2006.

Réformes internes

À peine élu, Bernard Thibault affichait aussi l’ambition de changer les méthodes de travail de la maison confédérale. Mais, là, le train est resté stoppé en pleine voie. De l’avis de beaucoup, la crise ouverte avec sa succession exprime une vie démocratique interne qui manque de souffle. « Tout le monde a le droit de dire ce qu’il veut dans la CGT mais il y a peu de place à une réelle confrontation d’idées qui, une fois menée, permet de prendre des décisions que tout le monde met en œuvre », témoigne un conseiller confédéral. Bernard Thibault n’est pas surnommé « le sphinx » pour rien. Il possède comme tout un chacun sa part d’ombre. L’homme se tire de situations délicates en pratiquant l’humour mais est aussi capable de se fermer comme une huître dans son rapport à l’autre. Et, surtout, il n’est pas fort en arbitrage. « Il a une image de quelqu’un d’inaccessible. Je n’ai pas cette vision. Il est très ouvert mais, c’est vrai, il n’aime pas le conflit », confie Frédéric Imbrecht, qui le côtoie au sein de la CES comme responsable du pôle Europe de la confédération. Même si gouverner le paquebot CGT n’est pas sans prise de risques, beaucoup lui reprochent de n’avoir pas su fédérer une équipe et préparer la relève.

Ce dernier mandat en demi-teinte ne doit pas masquer l’essentiel. Car, au final, alors qu’elle était promise à la fin des années 1980 à une mort certaine par les idéologues de la fin de l’histoire quand est tombé le mur de Berlin, la CGT est restée l’organisation dominante du paysage syndical. Les quatre mandats de Bernard Thibault ont conforté cette position. « La CGT reste l’organisation phare du paysage français. C’est elle qui se trouve le plus en phase avec les salariés », assure Patrick Brody, un ancien de la CFDT qui a rejoint la CGT après la réforme des retraites de 2003. Et ce succès, elle le doit surtout au fait que « les salariés la perçoivent comme une organisation combative », décrypte Éric Aubin, membre de la commission exécutive.

Modernité

Bernard Thibault a su lever l’ambiguïté qui entourait le mot « modernité » lors de son élection, en faisant évoluer le syndicat sans céder au chant des sirènes qui l’attirait dans les filets d’un syndicalisme plus « réformiste », capable d’agir sans tenir compte du rapport de forces. La CGT passe au contraire l’essentiel de son temps à réfléchir aux moyens de construire ce dernier et cherche à faire évoluer ses outils pour y parvenir, non sans difficultés parfois, sur la syndicalisation par exemple. Mais elle n’a jamais cessé de penser qu’il existe des classes sociales et que les droits sociaux doivent délivrer le salarié de son rapport de dépendance au patronat.

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